1985 a été une année charnière pour Greenpeace. Cette année-là, le Rainbow Warrior, bateau de l’association, est coulé par les services secrets français, tuant un photographe. Cela aura des effets inattendus : le budget global des bureaux nationaux passe de 2 millions d’euros à 40 millions, par une nette augmentation des dons, mais aussi par les dommages et intérêts payés par l’Etat français, comme le souligne Sylvain Lefevre dans sa thèse Mobiliser les gens, mobiliser l’argent : les ONG au prisme du modèle entrepreneurial (2008, pages 241-242). En 1990, le budget atteint 200 millions d’euros. Greenpeace est donc dans une période de forte expansion, à l’exception du bureau français qui est fermé pendant plusieurs années (de 1985 à 1988), licenciements à l’appui. Un désaccord entre l’équipe française et Greenpeace International semble être à l’origine de cette décision, en plus de la situation particulière des relations avec les autorités françaises. Dès 1984, les activistes historiques de Greenpeace France, Katia Kanas et Jacky Bonnemains en tête, sont contestés en interne, notamment pour être trop axés sur le nucléaire. Derrière, il y a le spectre d’une infiltration par les services secrets. Quoiqu’il en soit, les deux fondateurs entameront une grève de la faim pour protester contre leur licenciement, et auraient été chassés du local de Greenpeace dans lequel ils tenaient position par la violence (sic), selon le journaliste Bannelier (L’évènement du jeudi, 7/13 septembre 1995). Par la suite, l’association s’endette, entre en conflit avec Greenpeace International, et finit par être dissoute. De nouvelles pratiques s’élaborent ou s’intensifient à Greenpeace dans ces années. Un bureau spécialisé dans le lobbying est par exemple créé à Bruxelles, où siègent les députés européens, en 1989. Un nouveau directeur est nommé à la tête de Greenpeace International en 1995, qui oriente explicitement l’organisation vers le management et tourne la page du militantisme « bricolé » historique. Ce directeur, Thilo Bode, est issu du monde de l’entreprise, et plus précisément de l’électricité et de la sidérurgie. Il a surtout développé Greenpeace Allemagne entre 1989 et 1995, en en faisant le bureau national le plus puissant et le premier financeur de l’administration internationale, et de loin. A partir de ce moment-là, des collaborations avec des entreprises pour commercialiser des produits estampillés « écologiques » vont se mettre en place. L’expertise et le lobbying deviennent les activités les plus routinières de l’association, laissant l’action directe quelque peu de côté. La professionnalisation s’accroît, augmentant significativement le nombre de permanents et diminuant l’influence des bénévoles. Cette professionnalisation ira jusqu’à développer des formations à des bénévoles choisis pour devenir « activistes » et mener les actions médiatisées. L’organisation se centralise d’autant plus, notamment sur les relations avec les médias. Thilo Bode est favorable à l’ « écomanagement », et souhaite restreindre le lieu de prise de décisions pour éviter les altérations. En 1997, tous les bureaux nationaux doivent devenir indépendants financièrement, et sont donc poussés à faire usage de la collecte de fonds dans les rues. En France, l’instabilité financière et les difficultés pour relancer le bureau suite à la fermeture après l’affaire Rainbow Warrior confortent le choix de la collecte dans les rues. A partir des années 2000, Greenpeace a de nouveau réorienté son action, vers davantage de lobbying et d’expertise, associant l’action directe à des logiques de concertations. Historiquement rétive à toute collaboration, elle a de nouveau transformé son projet, ce qui ne se passe pas sans critiques internes. Nous voyons donc que Greenpeace a connu une histoire mouvementée, qui s’oriente clairement vers une stratégie de plus en plus organisationnelle qui importe des pratiques managériales du monde des entreprises.
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